Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre

Lettres de Fernand Halphen à la Gazette des classes du Conservatoire

Fernand Halphen contribue régulièrement à la Gazette des classes du Conservatoire dès le premier numéro. Les six lettres qu’il envoie au Comité franco-américain (une lettre non datée de 1915, 11 janvier, 30 août, 3 décembre 1916, 2 janvier et 26 mars 1917) constituent une source importante pour appréhender à la fois la situation du lieutenant durant la guerre et la façon dont il entretient ses réseaux du Conservatoire malgré les difficultés liées au conflit.

1re lettre (11 janvier 1916)

Note : les lacunes (indiquées en italique entre crochets) ont été complétées grâce à la lettre autographe conservée à la Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (6), folio 77.

HALPHEN Fernand (Massenet[1]) Lieutenant
S.P.[2]

11 janvier 1916

[Chères Camarades,

Vous me comblez.] Je suis touché de votre bon souvenir[, enchanté de la cuisse succulente] et ravi de la gazette des classes de composition.

Quelle bonne idée ! C’est avec le plus grand intérêt que j’ai lu les lettre tantôt dramatiques, tantôt gaies et enjouées de tous ceux qui font noblement leur devoir.

J’ai lu avec plaisir que plusieurs de nos camarades ont eu l’occasion de remplir les fonctions de chef de musique ou de musicien.

C’est très bien, j’ai pu constater combien la musique a une heureuse influence sur le moral et j’ai été très reconnaissant au Lt[3] colonel commandant [le 13e] territorial de m’avoir confié, dès le début de la mobilisation, la mission de créer une harmonie régimentaire.

J’ai eu la bonne fortune de m’adjoindre Marcel Tournier[4] et Louis Fleury[5].

Nous avons réuni d’assez bons éléments et le 23 août 1914, nous donnions à Compiègne un grand concert devant un « Parc » comble.

Hélas, les tristes et pénibles jours de retraite arrêtaient bientôt notre essor. Aussitôt après la Victoire de la Marne[6], nous reprenions, dans une petite ville de l’Aisne, nos travaux interrompus. Les progrès furent rapides, les programmes qui, au début se  composaient de pas redoublés, de marches et d’hymnes nationaux, devenaient peu à peu symphoniques et presque classiques. Les Scènes Alsaciennes[7], Phaeton[8], l’ouverture de Patrie[9] remplaçaient les « Cadets » et le Père la Victoire[10].

Malheureusement notre effectif changeait fréquemment et les nouveaux éléments se mettaient avec peine au niveau des anciens.

Notre musique se transforma ainsi, plusieurs fois, mais nous recommencions à travailler, toujours avec une nouvelle ardeur, donnant des concerts sur les places publiques des cantonnements et dans les ambulances, presque toujours avec accompagnement de canon, dont la sonorité finit par devenir indispensable.

Nous avons joué devant le Généralissime, le Ministre de la Guerre, le Président de la République et les Souverains alliés, nous avons [enterré des généraux,] subis des bombardements de 380 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La musique du [13e] territorial a su varier ses programmes . . . . . . . . . . . . . . .

Elle perd aujourd’hui les deux fleurons de sa couronne, Tournier et Fleury qui viennent d’être affectés à d’autres formations. J’en suis navré, mais il n’y a qu’à s’incliner et à souhaiter que la Paix Victorieuse nous réunisse tous bientôt 14, rue de Madrid[11], au Comité Franco-Américain [au Conservatoire national de musique.]

Pardon d’avoir été aussi bavard !…

Recevez[, chères camarades, avec mes souvenirs reconnaissants,] mes vœux les plus chers pour [vous, pour] tous nos camarades et pour votre œuvre si intéressante.

[1]Jules Massenet (1842-1912), professeur de composition au Conservatoire de 1878 à 1896.

[2]Secteur postal. L’en-tête complet figurant sur la lettre autographe est le suivant :
« Le Lieutenant Halphen, Commandant la Compagnie Hors Rang du 13e Régiment Territorial d’Infanterie ».

[3]Lieutenant.

[4]Marcel Tournier (1879-1957), second Grand prix de Rome en 1909, était professeur de harpe au Conservatoire depuis 1912. Durant la guerre, il est chef adjoint de l’orchestre de Fernand Halphen avant d’être transféré au 68e régiment d’infanterie. Il a également beaucoup écrit dans la Gazette des classes du Conservatoire.

[5]Louis Fleury (1878-1926) est flûtiste, célèbre pour avoir créé Syrinx de Claude Debussy (1860-1918) en 1913.

[6]Le 9 septembre 1914.

[7]Suite d’orchestre de Jules Massenet (1882).

[8]Très probablement le poème symphonique de Camille Saint-Saëns (1873).

[9]Ouverture opus 19 de Georges Bizet (1873).

[10]Chanson populaire composée en 1888. Les paroles sont de Lucien Delormel (1847-1899) et Léon Garnier (1856-1905), la musique est de Louis Ganne (1862-1923).

[11]Il s’agit de l’adresse du Conservatoire, qui abrite aujourd’hui le Conservatoire à rayonnement régional de Paris.

Fernand Halphen, 11 janvier 1916 : Lettre au Comité franco-américain, in : Gazette des classes de composition du Conservatoire, no 2, Paris, février 1916, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (1), p. 12-13. Voir sur Gallica.

Caractéristiques du document : document ronéotypé à l’encre violette, 21×27 cm.

Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43639008g

2e lettre (2 janvier 1917)

HALPHEN Fernand (Dubois[12]), lieutenant, 13e territorial S.P.[13]

2 Janvier[14].

J’ai bien reçu votre si intéressante brochure du Comité Franco-Américain et je vous en remercie cordialement en vous envoyant mes vœux les plus chers pour 1917.

J’avais lu avec le plus grand plaisir l’avant-dernier numéro[15]. Je vous en avais accusé réception, je suis étonné qui vous ayez fait suivre mon nom de P.R. à la page 21.

Je suis depuis assez longtemps dans une ville animée qui a vu se dérouler toute l’offensive de la . . . . . . . . . . . .

Nous y faisons beaucoup de musique.

Les hôpitaux qui ont eu pendant quelques temps un grand nombre de blessés avaient besoin de les distraire.

À présent c’est le calme, peut-être avant la tempête, mais où soufflera-t-elle ?

J’ai rencontré ici et aux environs plusieurs camarades : André Gailhard[16], Chadeigne[17], Reynaldo Hahn[18]. Ils ont tous un moral excellent et attendent comme tous, de pouvoir imposer notre Paix aux boches qui sournoisement nous offraient la leur.

C’est une question de quelques mois. Il faut en finir radicalement avec ce sacré militarisme allemand qui empoisonne le monde depuis si longtemps.

Je reçois des nouvelles de Marcel Tournier[19], de Louis Fleury[20] avec lesquels j’ai eu tant de plaisir à à passer la première année de guerre.

Nous sommes séparés maintenant, mais j’espère que la musique nous réunira bientôt . . . . . . . . . à Paris.

J’irai sûrement vous voir à ma prochaine permission . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[12]Théodore Dubois (1837-1924), ancien professeur de composition et directeur du Conservatoire de 1896 à 1905.

[13]Secteur postal.

[14]1917.

[15]La Gazette n3.

[16]André Gailhard (1885-1966), compositeur, fils du directeur de l’opéra de Paris Pierre Gailhard.

[17]Marcel Chadeigne (1876-1926), 1er prix de piano en 1895.

[18]Reynaldo Hahn (1874-1947), ancien condisciple de Fernand Halphen au Conservatoire.

[19]Voir la lettre du 11 janvier 1916.

[20]Voir la lettre du 11 janvier 1916.

Fernand Halphen, 2 janvier 1917 : Lettre au Comité franco-américain, in : Gazette des classes du Conservatoire, no 6, Paris, mars 1917, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (1), p. 29. Voir sur Gallica.

Caractéristiques du document : document ronéotypé à l’encre violette, 21×27 cm.

Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43639008g

3e lettre (26 mars 1917)

HALPHEN Fernand (Massenet[21]), lieutenant, 13ème Terral[22]. Hôtel-Dieu à Amiens.

26 Mars[23].

Depuis quelques jours, je dois à votre charmante amabilité la réception du journal toujours intéressant . . . . . . . . . . . et d’une proposition d’exécution d’œuvres de la composition à des concerts organisés par Madame Demange. J’aurais répondu plutôt à tout cela si je n’avais été gravement malade je suis depuis le 28 Février à l’Hôtel-Dieu d’Amiens où j’ai eu une très violente angine dyphtérique. Je suis en bonne voie de guérison depuis deux ou trois jours et j’espère partir dans une quinzaine de jours avec quelques mois de convalescences qui me seront indispensables.

Depuis le 2 Août 1914, je n’avais pas été arrêté un instant, ce n’est vraiment pas de chance d’être obligé de remiser au moment où tous les plus beaux horizons semblent s’ouvrir !

Quand je serai à Paris nous traiterons si vous le voulez bien verbalement la question du concert.

Je suis encore trop fatigué pour écrire longuement . . . . . . . . . . .

Mort pour la France le 16 Mai 1917.

[21]Jules Massenet (1842-1912), professeur de composition au Conservatoire de 1878 à 1896.

[22]Territorial.

[23]1917.

Fernand Halphen, 26 mars 1917 : Lettre au Comité franco-américain, in : Gazette des classes du Conservatoire, no 8, Paris, avril 1917, Médiathèque Hector Berlioz, Rmb 472 (8), p. 23.

Caractéristiques du document : document ronéotypé à l’encre violette, 21×27 cm.

Bibliographie

SCHNAPPER Laure, 2014 :  » Fernand Halphen (1872-1917), un musicien au service de la France « , in DOE DE MAINDREVILLE Florence, ETCHARRY Stéphan (dir.), La Grande Guerre en musique. Vie et création musicales en France pendant la Première Guerre mondiale, Bruxelles : éd. Peter Lang, p. 121-138.
SCHNAPPER Laure (dir.), 2017 : Du salon au front. Fernand Halphen (1872-1917), Paris : Hermann.