Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre

Devenir soldat

Cette lettre est caractéristique des premiers envois à la Gazette. Écrite plus d’un an après la mobilisation, elle est la première tentative de communication avec l’ensemble des camarades du Conservatoire. Après les rapides formules d’usage remerciant pour l’envoi de la lettre circulaire (paragraphes 1 et 2), Roger Pénau entreprend le récit de sa vie depuis que le contact avec ses camarades s’est brusquement rompu. Le récit des événements d’ordre militaire est assez rapidement évacué à travers des formules allusives, comme « je n’ai échappé que par miracle à des périls aussi souvent répétés » ; il laisse place à la description des activités musicales au quotidien.

La liste des répertoires joués est particulièrement intéressante. Si les musiques militaires, Marseillaise en tête paraissent une évidence, les pièces de concert laissent apercevoir l’hétérogénéité des concerts au front et à l’arrière-front. Rameau et Palestrina témoignent du goût relativement nouveau des musiciens français pour la musique ancienne (de même que Ravel se tourne à ce moment vers Couperin pour son Tomberau de Couperin ou Debussy vers Rameau avec ses Sonates). La présence de compositeurs allemands peut paraître plus incongrue, quand on sait le chauvinisme ambiant dans le milieu musical – parisien tout au moins. Toutefois, la position de Roger Pénau correspond en réalité à celle de bon nombre de ses contemporains. Il faut la comprendre au sein du débat sur la question allemande qui parcourt le milieu intellectuel français depuis 1871[1]. On distingue on distingue les Allemands « pré-Kultur » (Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann…), « innocents et tout humains[2] », et les Allemands de la « Kultur », non modernes (seuls les Français sont modernes) : Wagner, Brahms, Bruckner, Schoenberg…

PENAU Roger (VIDAL[3]), musicien-brancardier, 160e régiment de ligne, C.H.R[4]., 20e corps, Secteur Postal 125

Votre lettre[5] est arrivée à bon port, mais très en retard ; de la rue Gabrielle elle est allée rue Say à ma dernière adresse et de là elle est venue me retrouver ici.

Tout d’abord, laissez-moi vous dire combien j’applaudis vos projets, et ensuite que je m’associe de bon cœur à une idée qui me semble faite d’une aussi affectueuse camaraderie. –

Vous me demandez quelques détails sur ma vie actuelle ?

Si vous voulez je vais vous raconter ma campagne succinctement –

Lors de la mobilisation[6], j’étais déjà dans ma chère Bretagne (car je suis Breton, de cœur et d’origine) j’étais à Beg-Meil près de Concarneau, je faisais des projets, je voulais mettre en route un ballet, un trio sur des airs populaires bretons, et retoucher plusieurs pièces pour piano, mélodies, etc… etc…

Malheureusement mes travaux ébauchés furent de courte durée.

Renseigné par le sémaphore qui avait hissé le drapeau vert et blanc de la mobilisation générale, j’ai quitté Beg-Meil aussitôt, rejoignant Paris en passant par Quimper. Déjà le cataclysme était connu de tous, le tocsin sonnait dans toutes les campagnes, les femmes pleuraient sur le seuil de leur porte, les maris, les frères partaient rejoindre leur dépôt –

Le 2 Août je quittais la Capitale, le 4 j’étais à Neufchâteau au dépôt du 160e et j’y rencontrai Frantz de l’Opéra, et Messager, le fils de notre cher directeur de la Société des Concerts[7], je restais au dépôt jusqu’au 24 Août et l’on me dirigeait au-delà de Nancy, à Crévic – Là je retrouvais mon régiment fort affaibli par la campagne de Morhange et l’engagement d’Haraucourt[8]. Pendant que les allemands voulaient à toute force rompre nos lignes, sans d’ailleurs y parvenir, car ils espéraient s’emparer de Nancy, la bataille de la Marne se déroulait et tournait à notre avantage[9], nous l’ignorions à ce moment-là, car nous étions sans nouvelle.

À mon arrivée je fus versé dans les équipes de brancardiers depuis cette époque je suis sur la ligne de feu et nous avons opéré sur presque tout le front.

Nous quittâmes la région de Nancy vers le 10 Septembre pour aller dans la Somme, le Pas-de-Calais, puis nous allions passer l’hiver en Belgique – j’en ai vu de toutes les couleurs, j’ai manqué d’y laisser ma peau maintes et maintes fois, j’ai vécu des heures horribles, angoissantes et je n’ai réchappé que par miracle à des périls aussi souvent répétés –

Vers le mois de Décembre, notre Colonel décidait de remonter la musique du Régiment, j’offris mes services et l’on me mit entre les mains un Saxophon-Baryton[10], instrument que je connaissais déjà – Tout en faisant de la musique à nos heures de repos, nous conservions nos fonctions de brancardiers lorsque le régiment était engagé – Notre répertoire ?

Celui d’une musique militaire en temps de guerre, l’inévitable et chère Marseillaise, des défilés avec tambours et clairons, quelques morceaux de concert, du Rameau[11], du Berlioz[12], du Palestrina[13], et mieux du Beethoven[14] et du Mozart[15], allemand et autrichien, quelques esprits mal faits trouvaient à redire, combien ils ont tort, ce n’est certainement pas Beethoven, qui aurait approuvé la guerre actuelle et surtout l’esprit et la culture des boches ; il suffit pour s’en rendre compte de lire le final de la 9e – Je me souviens qu’en Belgique, à St. Julien, j’avais découvert dans une maison presque démolie par les obus, un piano, ce fut pour moi un plaisir sans bornes, le piano n’était pas trop mauvais, mais malheureusement, j’avais les doigts complètement rouillés et la mémoire paralysée, néanmoins j’avais réussi à sortir de l’oubli les deux Arabesques de De Bussy[16], une petite pièce de Schubert[17], quelques variations des études symphoniques de Schumann[18] (encore un allemand et cependant je… mais chut la censure est là implacable) et tous les soirs je me donnais mon concert, pour moi tout seul, et cependant les schrapnells[19] venaient s’écraser sur les parois de ma triste demeure – c’est là un de mes meilleurs souvenirs.

Vers la fin du mois d’avril[20], nous descendions à Equavic pour préparer notre attaque du 9 mai à la Targette et à Neuville St Vaast[21] – À cette époque, parmi les renforts destinés au 160e, j’ai eu le grand bonheur de retrouver mon ami Laurent Ceillier ; depuis nous sommes des inséparables, et nos conversations sur la musique sont interminables, arrêtées parfois, par les divergences d’idées de notre chef de musique, qui est au demeurant un excellent homme – Ceillier est le meilleur garçon du monde, très intelligent, musicien comme la musique, érudit, enfin la compagnie rêvée pour moi, nous courons les mêmes dangers et notre amitiés réciproque adoucit beaucoup nos souffrances –

Notre dernière étape est l’attaque du Fortin de Beauséjour[22] le 25 septembre dernier[23] – j’arrive à bout en vous racontant une histoire (dans le fond bien banale, puisqu’elle arrive à tous les Français) ou plutôt une tranche de mon existence, c’est peut-être en égoïste, car j’espère, par réciprocité, connaître celle de mes amis, de mes confrères, j’en connais déjà plusieurs qui sont morts, ils auront participé et payé de leur sang, la libération de notre belle France, ils auront contribué à augmenter le prestige de la Patrie qui, encore plus que par le passé, continuera à éclairer le monde par son flambeau intellectuel et artistique.

Je vous quitte et tout en vous félicitant d’avoir bien voulu prendre l’initiative d’une aussi belle pensée, je vous envoie mille vœux aimables. . . .

Roger Pénau, 1915, Lettre au Comité franco-américain, in : Gazette des classes de composition du Conservatoire, no 1, Paris, décembre 1915, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (1), p. 20-22.
Voir sur Gallica.

Illustrations de Jacques Debat-Ponsan.

Caractéristiques du document : document ronéotypé à l’encre violette, 21×27 cm.

Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43639008g

Notes

[1]Voir à ce sujet Claude Digeon, 1959 : La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, Presses universitaires de France.

[2]Camille Mauclair, « Pour l’amour de la fée », Le Courrier Musical, 1 décembre 1916.

[3]Paul Vidal (1863-1931), professeur de solfège, accompagnement et composition au Conservatoire de Paris.

[4]Compagnie hors-rang. Compagnie unique qui se trouve au niveau du régiment et regroupe ce qui touche au fonctionnement administratif, logistique et au commandement du régiment. On y trouve aussi la section de brancardiers qui est également la musique du régiment.

[5]Il s’agit de la lettre circulaire envoyée par Nadia et Lili Boulanger envoyée en octobre 1915 aux camarades des classes de composition les invitant à écrire à la future Gazette (Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos-88 (10), f. 7).

[6]Le 1er août 1914.

[7]André Messager (1853-1929) dirige l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire de 1908 à 1919.

[8]La bataille de Morhange des 19 et 20 août 1914 signe une défaite cuisante de l’armée française face à l’artillerie allemande. Haraucourt est situé à 40 km de Morhange.

[9]La bataille de la Marne s’est déroulée du 5 au 12 septembre 1914.

[10]Sic.

[11]Jean-Philippe Rameau (1683-1764).

[12]Hetor Berlioz (1803-1869).

[13]Giovanni Perluigi da Palestrina (1525-1594).

[14]Ludwig van Beethoven (1770-1827).

[15]Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791).

[16]Claude Debussy (1860-1918).

[17]Franz Schubert (1797-1828).

[18]Robert Schumann (1810-1856).

[19]Ou shrapnell. Obus conçu pour exploser en vol, libérant des balles mortelles.

[20]1915.

[21]Il s’agit de la bataille de l’Artois (9 mai-25 juin 1915).

[22]Position à mi-distance de Reims et de Verdun.

[23]1915.