Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre

La vie quotidienne du musicien-brancardier

Après un an et demi de guerre ininterrompue, les conscrits racontent leur lassitude. Le premier paragraphe de la lettre du 28 mars 1916 répond point par point aux critiques habituelles faites aux musiciens-brancardiers : ces derniers ne sont en effet pas des soldats, ils ne portent pas d’arme. Leur mission consiste à monter sur la ligne de front entre deux assauts pour récupérer les blessés. Ils ne sont toutefois pas considérés comme du personnel médical : ils ne portent pas la croix rouge en brassard et sont à ce titre exposés au feu ennemi.

La lettre du 9 avril apporte des précisions sur les conditions de vie : le « concert infernal des artilleries » a remplacé ceux du Conservatoire. Roger Pénau, le musicien, devient même lyrique lorsqu’il contemple l’orgue d’église dans le village où la compagnie est basée. Ce type de témoignage est récurrent dans la Gazette des classes du Conservatoire.

PENAU Roger (Vidal[1]), Musicien-Brancardier au . . . inf[2] . . . S.P[3].

28 mars

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nous venons de traverser une période tragique devant . . . . . . ., notre tâche de brancardier horriblement difficile à remplir, sous une pluie ininterrompue de projectiles monstrueux et terribles. En sortant de cet enfer nous avons passé une revue monstre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . etc… etc… étaient là. Spectacle unique et fatigant – Le dernier engagement nous a enlevé malheureusement plusieurs camarades brancardiers qui étaient avec moi depuis le début de la campagne.

Et notre chère Gazette ? Plus de nouvelle des camarades, des collègues, que deviennent-ils tous ? Peut-on avoir l’espoir de lire bientôt un deuxième numéro ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

9 avril

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ces sites de la campagne romaine, contrastent étrangement avec ceux que nous avons sous les yeux. Là-bas, c’est le calme, la vie paisible et heureuse ; ici, le feu, le fer, l’incendie et le concert infernal des artilleries monstrueuses. Je ne puis vous dire où je suis, mais vous le devinez, le . . . . . . corps ne peut pas être ailleurs – Le malheureux village où je me trouve, est à quelques centaines de mètres des lignes, il est bombardé du matin au soir et du soir au matin ; les gros projectiles allemands viennent écraser toutes les maisons, les unes après les autres, et elles sautent en l’air comme des châteaux de cartes – L’église complètement démolie a un aspect lamentable, cependant que l’autel reste debout au milieu des décombres, la moitié du clocher reste encore ; au-dessous, quelques tuyaux tordus sont les derniers vestiges d’un petit orgue à clavier – Les cloches gisent dans un tas de pierres –

Les heures ici sont longues comme des années et la monotonie angoissante de ce cauchemar de Titan vous laboure la tête douloureusement. Voici l’adresse de Laurent Cellier[4] : hôpital temporaire n41, salle Keloch, Pithiviers, Loiret.

Puisque vous me faites espérer la réapparition de notre chère Gazette, je brûle d’impatience de la recevoir.

Vous avez su par les journaux la fin tragique du merveilleux artiste Granados[5], ce nouveau crime teuton atteint notre art directement ; l’Espagne moderne qui se révélait en lui d’une façon éclatant, en souffrira cruellement . . . . . . .

[1]Paul Vidal (1863-1931), professeur de solfège, accompagnement et composition au Conservatoire de Paris.

[2]Roger Pénau se trouve au 160e régiment d’infanterie à ce moment-là.

[3]Secteur postal.

[4]Laurent Ceillier (1887-1925), compositeur et musicologue.

[5]Enrique Granados (1867-1916) trouve la mort à bord du paquebot Le Sussex, torpillé par un sous-marin allemand.

Roger Pénau, 28 mars 1916, Lettre au Comité franco-américain, in : Gazette des classes du Conservatoire, no 3, Paris, octobre 1916, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (1), p. 34. Voir sur Gallica.

Roger Pénau, 9 avril 1916, Lettre au Comité franco-américain, in : Gazette des classes de composition du Conservatoire, no 3, Paris, octobre 1916, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88- (1), p. 34 [en ligne].

Caractéristiques du document : document ronéotypé à l’encre violette, 21×27 cm.

Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43639008g