Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre

Discours du sous-secrétaire d’État des Beaux-arts, 1915

Mr Dalimier : (photographie de presse) / Agence Meurisse

Exercice obligé du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts ou du sous-secrétaire d’État des Beaux-arts, le discours de remise de diplômes du Conservatoire suit globalement, depuis 1800, le même canevas : félicitations adressées aux nouveaux diplômés, rappel du rôle politique du Conservatoire comme institution issue de la Révolution française, rappel au devoir patriotique des futurs musiciens et acteurs et évocation de la ligne à suivre pour le Conservatoire (réformes pédagogiques et structurelles…)

Ici, Albert Dalimier (1875-1936) marque bien à quel point la guerre bouleverse l’ordre établi, la déclaration de guerre représente un gouffre qui sépare 1914 et 1915 : ici, les morts ouvrent le discours. Les noms sont égrenés, ainsi que les récompenses obtenues au Conservatoire. La date de naissance n’est pas mentionnée : ce n’est pas tant l’âge qui importe ici mais plutôt l’appartenance à l’école qui est souligné.

Le dernier paragraphe semble répondre à  une critique couramment exprimée par les soldats de la guerre à l’encontre des brancardiers-musiciens. En effet, il leur est souvent reproché d’être des « planqués » qui ne participent pas à l’assaut. Le secrétaire d’État se fait ici le défenseur des musiciens en rappelant leur mission de santé mais aussi de « défenseurs » d’une culture qui serait, selon lui, menacée par les canons et la barbarie ennemie.

Extrait

Mesdames, Messieurs,

L’année dernière, fidèle à une tradition que je m’étais fait un devoir de suivre, je terminais mon discours en saluant la mémoire des professeurs ou des amis du Conservatoire disparus au cours de l’année scolaire. […]

Cette année, je n’ai pas seulement à regretter la mort d’hommes éminents, de professeurs d’élite disparus après une brillante carrière, je dois saluer des lauréats d’hier ou des élèves, morts en pleine jeunesse, au service de la France. […][1]

Si nos ennemis, aveuglés par une volonté de domination universelle et poussés par un fol orgueil ne s’étaient pas rués, il y a près d’un an, sur l’Europe pacifique, la liste douloureuse se serait arrêtée après les trois maîtres auxquels, en votre nom à tous, je viens de rendre l’hommage qui leur était dû.

Mais, à l’heure même du repos, après une année de labeur, nos jeunes élèves ont été appelés à prendre les armes. Ils sont partis, forts de l’enthousiasme de leur jeunesse, confiants dans les destinées d’un pays dont ils avaient appris, plus que quiconque, à aimer ce qui fait sa grandeur éternelle, convaincus que nos ennemis s’étaient trompés en prenant sa générosité pour de la faiblesse et sa belle humeur pour de l’insouciance, conscients enfin d’être les acteurs du plus grand drame qui se soit joué puisqu’il s’agit de la vie même de la France et de la liberté du monde.

Ils ont retrouvé là-bas leurs camarades d’hier. Beaucoup sont tombés déjà dont je veux dire les noms que nous graverons au seuil de votre maison pour que les générations futures les honorent et n’oublient pas :

Raymond Reynal, 1er prix de comédie en 1912, pensionnaire de la Comédie-Française ;
Marcel Casadesus, 1er prix de violoncelle en 1903 ;
Léon Joffroy, 1er prix de flûte en 1905 ;
Gabriel Mogey, 1er prix de violon en 1913 ;
Henri Garrigues, 2e accessit de tragédie en 1907 ;
Georges Letellier, 2e accessit de basson en 1907[2] ;
Lucien Maillieux, 1er prix d’accompagnement en 1905 ;
Charles Brion, 1er accessit de cornet à piston en 1914 ;
Lucien Lescure, élève de la classe de cornet à piston ;
Charles Henry, 1re médaille de solfège en 1913, élève d’une classe de chant et de déclamation lyrique ;
Georges Barguerie, 2e accessit de hautbois en 1914 ;
Paul Thénard-Dumousseau, 1re médaille de violon en 1907, 1er accessit de violon en 1911,

sont morts au champ d’honneur.

J’adresse à leurs familles en deuil l’expression de notre douloureuse sympathie et l’assurance que le souvenir de ces héros ne périra jamais.

Que d’espérances détruites ! Que de jeunes talents perdus ! Quels vides douloureux dans les rangs de la phalange glorieuse des artistes de France !

Les artistes de France ! Ah ! laissez-moi leur rendre ici l’hommage que je leur dois. Des plus illustres aux plus modestes, chaque jour, depuis de longs mois, ils font leur devoir dans le pays tandis que leurs camarades l’accomplissent si vaillamment à l’ombre de nos drapeaux. Penchés sur les lits de nos blessés, ils leur apportent l’oubli passager de leurs souffrances et, sans marchander, ils accourent au premier appel des organisateurs des concerts de bienfaisance. Ils sont utiles et généreux. Ils sont encore quelque chose de plus : les défenseurs ardents de nos chefs-d’œuvre, impérissables ceux-là, et que n’atteindront pas les canons sacrilèges qui ont détruit nos cathédrales. […]

[1]Albert Dalimier rend ici hommage à trois anciens professeurs récemment décédés : le flûtiste Adolphe Joseph Hennebains (1862-1914), Auguste Justin Hippolyte de Martini (1866-1915) et le violoniste Jean Baptiste Berthelier (1856-1915).

[2]En réalité 1908.

Albert Dalimier, 1915 : Discours à l’occasion de la distribution des prix au Conservatoire,  Paris, 13 juillet 1915, reproduit dans Anne Bongrain, 2012 : Le Conservatoire national de musique et de déclamation 1900-1930. Documents historiques et administratifs, Paris : Vrin, p. 627-628.

Audoin-Rouzeau Stéphane, Prochasson Christophe, 2008 : Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après-1918, Paris : Tallandier.

Becker Annette, 1994 : La guerre et la foi, de la mort à la mémoire. 1914-1930, Paris : Armand Colin.

Bongrain Anne, 2012 : Le Conservatoire national de musique et de déclamation 1900-1930. Documents historiques et administratifs, Paris : Vrin.

Demiaux Victor, 2013 : La construction rituelle de la victoire dans les capitales européennes après la Grande Guerre (Bruxelles, Bucarest, Londres, Paris, Rome), thèse de doctorat, Paris : EHESS.

Tison Stéphane, 2011 : Comment sortir de la guerre ? Deuil, mémoire et traumatisme (1870-1940), Rennes : Presses universitaires de Rennes.