Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre

1914. Les premiers jours

L’étude des agendas – inédits – de Nadia Boulanger fournit des indications capitales sur l’état d’esprit du milieu musical parisien, qui plus est à travers les yeux d’une femme – et permet de comprendre l’engagement qui fut le sien durant les quatre ans du conflit.

La réaction première est l’inquiétude devant ce qu’elle pressent être l’horreur, « cette chose immense, atroce  et splendide qui est menaçante et qu’on espère en la craignant » (31 juillet 1914). L’accumulation d’oxymores dans cette formule ne peut être vue comme une simple figure de style, un effet littéraire. C’est bien une contradiction insoluble qui s’offre aux yeux de Nadia. L’assassinat de Jaurès le 31 juillet semble raviver les aspirations à la paix de la jeune femme (1er août 1914). Les funérailles de Jaurès marquent précisément ce moment où les pacifistes se rangent en grande partie sous l’étendard de la défense patriotique. L’« union » commence à devenir le mot-clef à employer à chaque occasion[1]. À l’image de la quasi totalité des intellectuels français, Nadia se range à l’unité et au patriotisme devant l’ennemi (5 et 6 août).

[1]Ce même jour, à travers un message lu à la Chambre des députés, le Président Poincaré invoque « l’union sacrée » dans une formule restée célèbre (Raymond Poincaré, 1927 : Au service de la France, t. iv, Paris : Plon, p. 546).

[29 juillet 1914]

L’inquiétude est dans toute l’Europe c’est la guerre – sans doute – on espère pourtant encore.

Maman Lili Richard[2] et Jean[3] vont à Paris – l’émotion du petit qui est brave et crane, me bouleverse

[31 juillet 1914]

Cette fois, c’est bien le drame qui se décide – comme on est autre devant cette chose immense, atroce et splendide qui est menaçante et qu’on espère en la craignant –
L’émotion nous étreint et je comprends enfin pourquoi on dit : La Patrie –
Dieu lui[4] a épargné de voir ce qui va se passer et c’est une charité. Il aurait tant souffert et aurait voulu partir sans doute. Sa pensée ne me quitte pas et si la Ville Morte[5] était finie je crois que j’irais vers le devoir – Pourtant un autre m’attend, d’autres – ici, pour Lui, pour ce qu’Il voulait Peut-être est-ce de la force qui vient de ces grands sursauts –
Il domine tout encore à cette heure –
Que faut-il faire ? Mieux aller à Paris partager l’inquiétude de Richard et de Jean, leur danger – ici, ce sera la paix sans doute – alors ? Je ne sais pas ! La peur ne m’effleure même pas. Je cherche seulement à garantir Maman et Lili sans être lâche – comme c’eût été bien d’être un homme

1er Aout [1914][6]

Jaurès est assassiné – lâchement alors qu’il luttait de toute sa foi d’homme pour la paix – quelle misère que l’humanité – des excités, des brutes et pourtant, au dessus, de grandes figures.

On va se battre, partout – les trains n’arrêtent plus – le téléphone marche à peine – […]
Des hommes se battent peut-être – et nous vivons – quel spectacle –

[3 août 1914]

Quelles journées – l’individu ne compte plus – tout est pour la grande idée – seule la France la Patrie sont au premier plan Nous sortons avec Jean, Lili et moi – chez Pleyel, tous sont partis Lyon[7], Robert, Roger, Carpentier, Magniel – le fils de Marchal.

Dans les rues, atmosphère extraordinaire – joyeuse – on se connaît on s’aborde, on vit les émotions en commun – la confiance est forte, sérieuse, calme –
Le fils de la concierge part à Toul sans doute sait-il qu’il ne reviendra pas – mais il rit : C’est vraiment beau –

Miki[8] rentre dans un état d’exaltation indicible – il paraît que les boulevards sont étonnants –

Georges vient – il voit déjà les Allemands anéantis – je crains ces exagérations autant que la peur lâche – parce que la moindre déception jette par terre.
Les Allemands sont entrés en Belgique contre tout droit – et les Ambassadeurs sont encore à Berlin et Paris ! Tout ce qu’ils font est ignoble et fourbe – Le concours de l’Angleterre est assuré –

[4 août 1914]

L’enterrement de Jaurès, le matin – cérémonie émouvante, grandiose Tous sentent qu’avec cet homme là est parti une grande pensée mais elle vivra !
On dit que les français sont divisés, se chamaillent – à l’heure du danger, rien n’a plus existé et devant même ce cercueil, l’union profonde s’est faite –
La Belgique hésite, dit-on – le parti pangermaniste a fait des efforts désespérés et on croit qu’on marchande une bande de terrain – d’autre part l’Angleterre est molle, peu nette – pourtant l’attaque de la Belgique la met en péril alors on prétend que nous sommes à Mulhouse – Je n’y crois pas – pas plus qu’au débarquement des Anglais à Boulogne

[5 août 1914]

Je vais à l’Opéra-Comique, chez Patey, chez Widor – je rencontre Hauser, Arsène Alexandre. Enthousiasme grave devant l’effroyable sacrifice nécessaire mais fierté profonde devant l’attitude sobre, forte de tous les Français unis dans une seule pensée sans même discuter

[6 août 1914]

J’ouvre la fenêtre – la petite mansarde est allumée en face des drapeaux, des guirlandes. Nous avons les larmes aux yeux – cette religion intime, [un mot illisible] intime d’avoir près de soi le Drapeau, de cette façon discrète est une chose belle extraordinairement

[9 août 1914]

Camille Lemercier vient faire ses adieux – il part demain En entrant, il a l’air d’un enfant – en ¼h, on trouve un homme et quel homme –
C’est un socialiste enragé qui fait tout pour éviter de tuer si nous avions provoquer le geste atroce et qui, aujourd’hui, est combattant !

La façon dont il dit : Quand j’ai embrassé mes parents à la gare de Lyon au mois de Juillet je ne me doutais guère que c’était peut-être la dernière fois »
Il en restera 1 sur 5 » et on sent qu’il a pensé à tout – Jamais plus je n’oublierai.
Comme Lui, mon Pugno[9] eût aimé à saluer ce garçon qui oublie ce qu’il est pour faire son devoir. Je vois la main qui se serait tendue et la tendresse orgueilleuse qui aurait fait battre le grand cœur aimé.

Tout de même, ça lui aurait été doux de voir les Français être vraiment des Français.

[2]Richard Bouwens (1863-1939), architecte, proche ami de Raïssa Boulanger (1858-1935), la mère de Nadia et Lili.

[3]Jean Bouwens, fils de Richard Bouwens et proche ami des Boulanger.

[4]Les agendas de Nadia Boulanger ont récemment révélé qu’elle entretenait avec le pianiste Raoul Pugno (1852-1914) une relation amoureuse. Il s’éteint dans les bras de Nadia à Moscou, lors d’une tournée (Nadia Boulanger, Agenda 1914, inédit, Bibliothèque nationale de France, Département de la Musique, Rés Vmf ms 152). Voir à ce sujet Alexandra Laederich, Rémy Stricker, « Les trois vies de Nadia Boulanger. Extraits inédits de la valise protégée », Revue de la BNF, 2014/1, n° 46, p. 77-78, disponible en ligne sur http://www.cairn.info/revue-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-2014-1-page-77.htm.

[5]Opéra inachevé de Raoul Pugno sur un livret de Gabriele d’Annunzio, que Nadia Boulanger termine et crée en 1915 à l’Opéra comique.

[6]Ce paragraphe est écrit sur le recto de la 4e de couverture du carnet du mois de juillet.

[7]Gustave Lyon.

[8]Miki Piré (1893-1973), proche amie des sœurs Boulanger.

[9]Voir la mention ci-dessus au 31 juillet 1914.

Nadia Boulanger, 1914 : extraits de l’Agenda 1914, n.éd.

Bibliothèque nationale de France,  département de la musique, Rés Vmf ms 152 (7-8).
Caractéristiques du document : document autographe. Un carnet par mois.
Catalogue : non répertorié au catalogue général

Holland-Barry Anya B., 2012 : Lili Boulanger (1893–1918) and World War I France: Mobilizing Motherhood and the Good Suffering, thèse de doctorat, Madison : University of Wisconsin. Consultable sur http://depot.library.wisc.edu/repository/fedora/1711.dl:W6FF4QHCGRLNW8V/datastreams/REF/content (consulté le 22.02.2015).

Laederich Alexandra (dir.), 2007 : Nadia et Lili Boulanger. Témoignages et études, Lyon : Symétries.

Laederich Alexandra, 2009 : « Nadia Boulanger et le Comité franco-américain du Conservatoire (1915-1919) », in Audoin-Rouzeau Stéphane et al. (dir.), La Grande Guerre des musiciens, Lyon : Symétrie, p. 161-174.

Rosentiel Léonie, 1978 : The Life and Works of Lili Boulanger, Londres : Associated University Press.

Segond-Genovesi Charlotte, 2009 : « De l’Union sacrée au Journal des débats : une lecture de la Gazette des classes du Conservatoire (1914-1918) », in Audoin-Rouzeau Stéphane et al. (dir.), La Grande Guerre des musiciens, Lyon : Symétrie, p. 175-190.

Spycket Jérôme, 2004 : À la recherche de Lili Boulanger : essai biographique, Paris : Fayard.