Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre
La Gazette des classes du Conservatoire (1915-1919)
Traces d’un Conservatoire en guerre
Bien qu’elle fut entièrement à l’initiative de Nadia (1887-1979) et Lili (1893-1918) Boulanger, la Gazette des classes du Conservatoire constitue la trace la plus vivace d’une institution culturelle – le Conservatoire de Paris – en guerre.
Une publication portée par deux femmes
Filles du compositeur Ernest Boulanger (1815-1900), prix de Rome en 1835 et professeur de chant au Conservatoire de 1872 à 1900[1] ; et de la princesse russe Raïssa Mischetsky (1858-1935), Nadia et Lili Boulanger grandissent dans un milieu mêlant aristocratie, élite intellectuelle et proximité du pouvoir parisien. La victoire de Lili Boulanger au prix de Rome en 1913 – première victoire féminine dans l’histoire de la composition musicale[2], achève de légitimer les sœurs dans le milieu musical français[3] à la veille de la Grande Guerre.
Arrivée à la villa Médicis à Rome le 12 mars 1914[4],[5], Lili Boulanger noue des liens profonds avec les autres pensionnaires. Outre son ami Claude Delvincourt[6], elle se lie d’amitié avec l’architecte Roger Séassal, les sculpteurs Armand Martial, Louis Lejeune et Lucienne Heuvelmans, mais surtout l’architecte Jacques Debat-Ponsan (1882-1942). Cependant, son état de santé précaire se dégrade. Elle demande donc une autorisation spéciale à l’Académie des beaux-arts afin de retourner en France[7], ce qu’elle fait le 1er juillet 1914.
Face à la guerre, les deux sœurs se sentent impuissantes. Suite à l’arrêt des concerts et représentations théâtrales[8], Lili, malade, écrit : « j’ai tout à fait repris courage maintenant, sentant le Devoir et le besoin de travailler[9] ». Réfugiées à Nice entre le 6 septembre 1914 et le 7 novembre 1914, les sœurs partagent leur temps entre repos, composition et aide aux blessés, au Grand Hôtel de Nice, transformé en hôpital militaire[10].
De retour de Nice, les sœurs voient la promesse d’une guerre rapide s’effacer peu à peu tandis que les soldats s’enlisent dans la boue des premières tranchées. Seul réconfort pour Lili, la correspondance qu’elle entretient avec ses amis : Claude Delvincourt, Noël Gallon, Georges Caussade ou encore Roger Séassal.
Naissance de la Gazette et reconnaissance institutionnelle
Devant la réaction enthousiaste de ses proches amis, Lili souhaite, avec l’aide de sa sœur et de leur ami Jacques-Debat Ponsan, étendre son action à un cercle plus large de correspondants. Par l’intermédiaire de l’influent Charles-Marie Widor[11], ils rencontrent le très francophile Withney Warren, architecte américain de renommée internationale, membre de l’Institut des beaux-arts, afin de lui demander son soutien.
L’idée de Nadia et Lili Boulanger est de constituer une « gazette », une publication régulière des lettres de camarades mobilisés afin de faire circuler les nouvelles[12]. La structure qui porte cette publication sera le « Comité franco-américain du Conservatoire », sous le patronage de Withney-Warren ; le compositeur Blair Fairchild est nommé trésorier, Nadia et Lili, secrétaires-fondatrices.
La reconnaissance de ce nouvel organisme dans le paysage musical français est aisée à trouver : Gabriel Fauré, directeur du Conservatoire est un proche de la famille, ainsi que la plupart des professeurs en exercice. À part Camille Saint-Saëns qui rechigne (il finit par accepter sans enthousiasme), tous répondent immédiatement à l’appel : Gustave Charpentier, Théodore Dubois, Émile Paladhile, Paul Vidal et Charles-Marie Widor.
Recréer les conditions d’une camaraderie d’école
Malgré ces soutiens de poids, seules quatre personnes sont réellement actives dans ce Comité : Lili et Nadia Boulanger, bien évidemment, la fidèle secrétaire Renée de Marquein et Blair Fairchild, fort de son expérience dans l’administration[13]. Le 4 octobre 1915, la première « lettre circulaire » est envoyée aux camarades, au front et à l’arrière, pour leur demander d’écrire régulièrement. Cette première demande reçoit 51 réponses, publiées le mois suivant.
Publiée en feuillets séparés, imprimés à l’encre violette, la Gazette est organisée en annuaire. Les correspondants apparaissent par ordre alphabétique (plus ou moins approximatif)[14], même ceux qui n’ont pas répondu. Les lettres sont la plupart du temps entrecoupées de points, signe de la censure imposée par le Ministère ou volontairement appliquée par le Comité[15].
Les lettres sont agrémentées, pour les gazettes 1 à 4 et pour la sixième gazette, d’illustrations par Jacques Debat-Ponsan. La plupart du temps à caractère humoristiques, ces illustrations illustrent un propos parfois imagé et parfois commentent le contenu d’une lettre.
La publication connaît un tel succès qu’elle se prolonge jusqu’en 1918, malgré les difficultés et la mort de Lili Boulanger en 1918. Véritable substitut au Conservatoire pour ceux qui sont partis, elle permet, outre les nouvelles, d’échanger points de vue et avis esthétiques.
316 élèves et anciens élèves du Conservatoire ont écrit dans la Gazette, soit près de 1 600 lettres restées confinées jusqu’à récemment dans les archives du Conservatoire et de la Bibliothèque nationale de France. Les lettres autographes pour un douzième numéro sont conservées dans une boîte à la Bibliothèque nationale de France. Jamais publiées, elles répondent à la question : « quels projets pour l’après guerre ? » Comme une invitation à tourner la page…
Les lettres sont agrémentées, pour les gazettes 1 à 4 et pour la sixième gazette, d’illustrations par Jacques Debat-Ponsan. La plupart du temps à caractère humoristiques, ces illustrations illustrent un propos parfois imagé et parfois commentent le contenu d’une lettre.
La publication connaît un tel succès qu’elle se prolonge jusqu’en 1918, malgré les difficultés et la mort de Lili Boulanger en 1918. Véritable substitut au Conservatoire pour ceux qui sont partis, elle permet, outre les nouvelles, d’échanger points de vue et avis esthétiques.
316 élèves et anciens élèves du Conservatoire ont écrit dans la Gazette, soit près de 1 600 lettres restées confinées jusqu’à récemment dans les archives du Conservatoire et de la Bibliothèque nationale de France. Les lettres autographes pour un douzième numéro sont conservées dans une boîte à la Bibliothèque nationale de France. Jamais publiées, elles répondent à la question : « quels projets pour l’après guerre ? » Comme une invitation à tourner la page…
Bibliographie
Holland-Barry Anya B., 2012 : Lili Boulanger (1893–1918) and World War I France: Mobilizing Motherhood and the Good Suffering, thèse de doctorat, Madison : University of Wisconsin [en ligne].
Laederich Alexandra (dir.), 2007 : Nadia et Lili Boulanger. Témoignages et études, Lyon : Symétries.
Laederich Alexandra, 2009 : « Nadia Boulanger et le Comité franco-américain du Conservatoire (1915-1919) », in Audoin-Rouzeau Stéphane et al. (dir.), La Grande Guerre des musiciens, Lyon : Symétrie, p. 161-174.
Mastin David, 2016 : « “Aux Armes ! Musiciens !” Les élèves du Conservatoire national en Grande Guerre », Jardin Étienne (dir.), Music and War in Europe from the French Revolution to WWI, Turhout : Brepols Publishers.
Rosentiel Léonie, 1978 : The Life and Works of Lili Boulanger, Londres : Associated University Press.
Segond-Genovesi Charlotte, 2009 : « De l’Union sacrée au Journal des débats : une lecture de la Gazette des classes du Conservatoire (1914-1918) », in Audoin-Rouzeau Stéphane et al. (dir.), La Grande Guerre des musiciens, Lyon : Symétrie, p. 175-190.
Segond-Genovesi Charlotte, 2013 : « Penser l’après-guerre : aspirations et réalisations dans le monde musical (1914-1918) », in PONS Lionel (dir.), Lucien Durosoir. Un compositeur moderne né romantique, Albi : Fraction, p. 5-39 [en ligne].
Spycket Jérôme, 2004 : À la recherche de Lili Boulanger : essai biographique, Paris : Fayard.
Notes
[1]Constant Pierre, 1900 : Le Conservatoire national de musique et de déclamation. Documents administratifs, Paris : Imprimerie nationale, p. 402.
[2]« Voici, pour la première fois, le premier Grand Prix de Rome de musique décerné à une femme. L’événement est d’importance. Le féminisme, grâce à Mlle Lily [sic] Boulanger, vient de remporter une victoire qui marquera fort justement. […] Elle fera, sans doute, une belle carrière musicale car elle est admirablement douée. » (La Presse, 16 juillet 1913, p. 2, voir en ligne).
[3]« Mlle Lili Boulanger qui vient de remporter le Grand Prix de Rome avec Faust et Hélène […] n’a que dix-neuf ans… Son expérience des diverses manières d’écrire la musique en a bien davantage ! » (Claude Debussy, 1913 : « Concerts Colonne. – Société des nouveaux concerts », Revue musicale S.I.M., 1er décembre 1913, Paris : Société internationale de musique, p. 44).
[4]Retardée pour des raisons de santé, Lili Boulanger obtient un délai pour intégrer la villa Médicis.
[5]Agenda de Lili Boulanger, année 1914, inédit, Bibliothèque nationale de France, département de la Musique, Rés Vmf ms 119.
[6]Claude Delvincourt (1888-1954) avait gagné le prix de Rome en 1913, ex-aequo avec Lili Boulanger.
[7]Alexandra Laederich, 2009 : « Nadia Boulanger et le Comité franco-américain du Conservatoire (1915-1919) », in Audoin-Rouzeau Stéphane et al. (dir.), La Grande Guerre des musiciens, Lyon : Symétrie, p. 163.
[8]Le 2 août 1914, le gouvernement français décrète l’état d’urgence, qui a pour conséquence l’interdiction des représentations de théâtre et de café-concert (Journal officiel, 3 août 1914, p. 7083).
[9]Lili Boulanger, 1915 : Lettre à Miki Piré, 6 septembre 1915, inédit, Bibliothèque nationale de France, département de la Musique, La Boulanger Lili 19.
[10]Agenda de Lili Boulanger, 18 octobre 1914, inédit, Bibliothèque nationale de France, département de la Musique, Rés Vmf ms 188
[11]Compositeur, organiste, Charles-Marie Widor (1844-1937) était membre de l’Académie des Beaux-arts.
[12]La Gazette a en réalité pour modèle les « gazettes d’ateliers » de École des beaux-arts. Voir à ce sujet : Frédérique Joannic-Seta, 2015 : « Les Gazettes d’ateliers de la Grande Guerre », Site de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, (en ligne). Désormais numérisées, les gazettes d’ateliers de la Grande Guerre sont disponibles sur le site de le Bibliothèque internationale de documentation contemporaine.
[13]Blair Fairchild travailla, après des études à Harvard, comme attaché à l’ambassade des États-Unis à Téhéran entre 1901 et 1903.
[14]Seule exception à ce système, la onzième et dernière gazette publiée en juin 1918 fait apparaître les correspondants par date de réception du courrier.
[15]La comparaison avec les lettres autographes montre que les membres du Comité ont systématiquement supprimé toutes les mentions personnelles, notamment les remerciements à Nadia et Lili Boulanger.