Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre
Être brancardier-musicien
La Gazette des classes du Conservatoire est une précieuse source sur le quotidien et la fonction des brancardiers-musiciens, puisque ses correspondants, pour beaucoup occupant cet emploi, témoignent de leurs conditions de vie, surtout dans les premiers numéros.
Comme beaucoup de ses camarades du Conservatoire le tromboniste André Lafosse (1890-1975), futur professeur au Conservatoire, ne devient musicien-brancardier qu’au cours de son service militaire (voir sa fiche matricule). Au cours de la guerre, après presque un an passé à Cassel comme prisonnier de guerre, il rejoint une section d’infirmiers en octobre 1915. Ce genre de transfert, courant parmi les correspondants de la Gazette s’explique probablement par la proximité des deux services et une certaine porosité entre eux.
On sent souvent dans le témoignage de ces hommes le besoin d’affirmer l’utilité et le courage des musiciens, régulièrement brocardés comme des « planqués ». En effet, le brancardier n’est pas un soldat, il ne porte pas d’arme, ne monte pas durant les assauts. Toutefois, aller récupérer les blessés entre chaque assaut constitue un danger mortel (voir la lettre de Philippe Gaubert) : n’étant pas considérés comme du personnel médical, ils ne portent pas la croix rouge au brassard et ne sont pas protégés par les conventions internationales. La caricature de Jacques Debat-Ponsan participe également de ce discours héroïsant du brancardier-musicien. Cette publication, publiée par et pour des musiciens (excepté quelques acteurs), constitue en effet un bon moyen de se regrouper autour de figures plus ou moins mythiques dont cette représentation fait partie.
La lettre de Marius Scotto, derrière son ton humoristique, recèle quelques informations importantes. Outre l’omniprésence du bruit, l’urgence permanente, la proximité du danger, Marius Scotto, en une phrase, montre l’ambiguïté des musiciens : à la fois au front sous les obus et dans les salons des généraux à l’arrière-front. Car les gradés, souvent mélomanes, voire eux-mêmes musiciens, aiment s’offrir les services des soldats musiciens pour agrémenter leur quotidien. Les témoignages de Lucien Durosoir ou encore Maurice Maréchal confirment largement ce fait.
Fiche matricule d’André Lafosse
Fac-simile
Source
fiche matricule d’André Lafosse
Fiche matricule militaire d’André Jules Lafosse, Versailles, Archives municipales des Yvelines, 1R/RM 434, matricule 2054 (Versailles 1910).
Caractéristiques du document : imprimé complété à la main.
Lettre de Philippe Gaubert, 11 décembre 1915
Transcription
Note : les lacunes (indiquées en italique entre crochets) ont été complétées grâce à la lettre autographe conservée à la Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (6), folio 2.
GAUBERT Ph. (Lenepveu) Brancardier au
S.P.[1]
11 décembre 1915
[Ma chère camarade]
Merci de vos bonnes félicitations qui m’ont bien touché – Vous me parlez de ma conduite « héroïque » – j’ai fait mon devoir, tout simplement, je vous l’assure ; ma vie a été en péril souvent, mais qu’est-ce que tout cela quand on songe aux braves qui ont attaqué en Champagne !
Nous venons de quitter un secteur redoutable ![2] Tranchée de Calonne[3] – pendant deux mois nous avons reçu force torpilles, grenades, crapouillots, car nos tranchées ne sont parfois qu’à dix ou quinze mètres des tranchées boches.
Souvent nous allions (les brancardiers) chercher des blessés jusqu’aux Eparges[4],[5] secteur situé à quelques kilom. du nôtre.
Ces opérations se faisaient la nuit, par des chemins épouvantables et copieusement arrosés par les mitrailleuses et obus ennemis.
Comment suis-je sorti de cet enfer sain et sauf ? c’est une chance inespérée – J’ai vécu là des heures tragiques que je n’oublierai jamais, quelles visions ! Actuellement, nous sommes au repos dans un village situé entre Bar-le-Duc et Saint-Mihiel. Notre pauvre régiment avait besoin de se refaire après ces deux mois de fatigues surhumaines – L’hiver dernier nous occupions un secteur relativement tranquille, ce qui m’a permis de m’isoler un peu et de travailler. J’ai fait un poème symphonique dans lequel j’ai traduit mes impressions de guerre – Bien des passages d’orchestre ont été interrompus par des bombardements très sans gêne !!! Mais nous [nous] sommes faits à cette vie et il me semble qu’après la guerre, si toutefois j’en reviens, le bruit des canons me manquera ! Je crois que Pierné[6] va bientôt donner mon œuvre d’orchestre – je tâcherai même d’obtenir une permission à ce moment – quelle joie de réentendre le son de l’orchestre ! Vous voyez mon moral est très bon et nous avons encore assez de courage pour aller jusqu’au bout !
Votre Gazette sera très intéressante j’en suis sûr – Je sais que Florent Schmitt est téléphoniste à Toul et que Louis Dumas est mobilisé, mais j’ignore à quel endroit
[Très heureux d’avoir eu de vos nouvelles, chère amie. Croyez toujours à ma vive sympathie
Ph. Gaubert]
[1]Secteur postal.
[2]« : » à la place de « ! » dans le manuscrit autographe (Bibliothèque nationale de France, département de la Musique, Rés Vm Dos 88 [06], folio 72).
[3]Route forestière reliant Verdun à Hattonchâtel.
[4]Commune de la Meuse, lieu de nombreuses batailles décisives en 1914 et 1915.
[5]Pas de virgule dans le manuscrit autographe (Bibliothèque nationale de France, département de la Musique, Rés Vm Dos 88 [06], folio 72).
[6]Gabriel Pierné (1863-1937), compositeur et chef d’orchestre.
Source
Philippe Gaubert, 11 décembre 1915 : Lettre au Comité franco-américain, in : Gazette des classes de composition du Conservatoire, no 2, Paris, février 1916, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (1), p. 11 [en ligne].
Caractéristiques du document : document ronéotypé à l’encre violette, 21×27 cm.
Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43639008g
Lettre de Marius Scotto, 14 décembre 1915
Fac-simile
Transcription
SCOTTO M. (Widor)
Secteur Postal
14/12/15.
Je reçois vos deux lettres à l’instant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Grâce à votre œuvre, notre isolement sera moins pénible et c’est avec une profonde joie que nous retrouverons notre véritable milieu en lisant votre gazette.
Je vous écris du poste central téléphonique de X. . . . où je suis en qualité de planton à pied. X . . . . . égale un village de troglodytes accroché ou plutôt enfoncé dans le flanc d’une côte numérotée dont je ne vous dirai pas le chiffre, les exigences militaires ne le permettent pas ––– Je vis dans une chambre (!) sous terre, à trois mètres de profondeur et ne sors de mon trou que pour allez porter les ordres reçus par téléphone. C’est quelquefois assez dangereux, mais quel plaisir pour le contrapunctiste que de faire tirer le 75 et d’inculquer aux boches, peut-être un peu brutalement, les immortels principes du canon pas toujours nécessaire à l’8ve – ! Pour nous prouver qu’ils ont bien compris, du pays de Bochie arrive alors une réponse et c’est un véritable divertissement sempre più stretto jusqu’à ce que la batterie adverse se taise écrasée par le feu –– Cela ne va pas toujours sans mal. S’il y a des blessés, je deviens brancardier et vais porter secours aux servants et les évacue le plus rapidement possible vers l’arrière. Je prends mon repos à X. . . pas très loin de V. . . . où j’ai pu me rendre avant hier et toucher les grandes orgues de la cathédrale, 3 claviers, 52 jeux – Je dois aller dans quelques jours faire de la musique chez le Général . . . . . . . . . . . avec Hekking[7] le violoncelliste, mobilisé au . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je me régale d’avance et ne tiens plus en place à l’idée de jouer du piano ; ce sera la 3e fois depuis le début de la guerre.
Je vous quitte, il est 10h.1/2, c’est l’heure d’aller éplucher les patates – Cet après-midi : corvée de litière, revue d’effets, , , , etc…
Veuillez agréer . . . . . . . . . . . . un salut amical pour tous les camarades.
[7]Gérard Hekking (1879-1942), violoncelliste au Concertgebow Orchestra de 1903 à 1914.
Source
Marius Scotto, 14 décembre 1915 : Lettre au Comité franco-américain, in : Gazette des classes de composition du Conservatoire, no 2, Paris, février 1916, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (1), p. 19-20 [en ligne].
Caractéristiques du document : document ronéotypé à l’encre violette, 21×27 cm, dessins de Jacques Debat-Ponsan.
Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43639008g
Caricature : le brancardier-musicien
Source
Jacques Debat-Ponsan, 1916 : [Musicien-brancardier jouant de la clarinette], in : Gazette des classes de composition du Conservatoire, no 4, Paris, 27 novembre 1917, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (1), p. 11 [en ligne]. Caractéristiques du document : document ronéotypé à l’encre violette, 21×27 cm. Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43639008g