Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre

Refuser le patriotisme aveugle

Ce n’est pas la première fois, en 1916, que Ravel prend ses distances avec le nationalisme et l’esprit revanchard qui découle de la défaite de 1871. En 1910, il fonde déjà la Société musicale indépendante en réaction au conservatisme de la Société nationale de musique[1], menée par Vincent d’Indy[2] et Camille Saint-Saëns[3]. Engagé volontaire dans les services automobiles en mars 1915, Ravel est approché par la « Ligue nationale pour la défense de la musique française », qui souhaite « condamner au silence l’Allemagne moderne pangermaniste[4] ».

Ravel répond ici avec courage, nommant et défendant Arnold Schoenberg, directement visé par la Ligue, à un moment où les compositeurs germaniques – à l’exception de Beethoven et Mozart, qui reviennent peu à peu – sont bannis des salles de concerts parisiennes.

Zone des Armées 7/6/16

Messieurs,

Un repos forcé me permet enfin de répondre à l’envoi de la notice et des statuts de la Ligue nationale pour la défense de la musique française. Excusez-moi, je vous prie, si je n’ai pu vous écrire plus tôt : mes diverses mutations, mon service aventureux ne m’ont guère laissé de loisirs jusqu’ici.

Excusez-moi aussi de ne pouvoir adhérer à vos statuts. La lecture attentive de ceux-ci et de votre notice me l’interdit.

Bien entendu, je ne puis que louer votre « idée fixe du triomphe de la Patrie », qui me poursuit moi-même depuis le début des hostilités. En conséquence, j’approuve pleinement le « besoin d’action » d’où est né la Ligue nationale. Ce besoin d’action a été si vif chez moi qu’il m’a fait quitter la vie civile, alors que rien ne m’y obligeait.

Où je ne puis vous suivre, c’est lorsque vous posez en principe que « le rôle de l’Art musical est économique et social ». je n’avais jamais considéré la musique ni les autres arts sous ce jour-là.

Je vous abandonne volontiers ces « films cinématographiques », ces disques phonographiques », ces « auteurs de chansons ». Tout cela n’a que des relations lointaines avec l’art musical. Je vous abandonne même ces « opérettes viennoises », pourtant plus musicales et d’une facture plus soignée que les produits similaires de chez nous. Cela, comme tout le reste, serait plutôt du domaine « économique ».

Mais je ne crois pas que pour la « sauvegarde de notre patrimoine artistique national » il faille « interdire d’exécuter publiquement en France des œuvres allemandes et autrichiennes contemporaines, non tombées dans le domaine public ».

« S’il ne peut être question de répudier, pour nous et les jeunes générations, le classique qui constitue l’un des monuments immortels de l’humanité », il doit être encore moins question « d’écarter de chez nous, pour longtemps », des œuvres intéressantes, appelées peut-être à constituer à leur tour des monuments, et desquelles, en attendant, nous pouvons tirer un enseignement utiles.

Il serait même dangereux pour les compositeurs français d’ignorer systématiquement les productions de leurs confrères étrangers et de former ainsi une sorte de coterie nationale : notre art musical, si riche à l’époque actuelle, ne tarderait pas à dégénérer, à s’enfermer en des formules poncives.

Il m’importe peu que M. Schoenberg[5], par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n’en est pas moins un musicien de haute valeur, dont les recherches pleines d’intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés, et jusque chez nous. Bien plus, je suis ravi que MM. Bartòk[6], Kodály[7] et leurs disciples soient hongrois, et le manifestent dans leurs œuvres avec tant de saveur.

En Allemagne, à part M. Richard Strauss[8], nous ne voyons guère que des compositeurs de second ordre, dont il serait facile de trouver l’équivalent sans trouver nos frontières. Mais il est possible que bientôt de jeunes artistes s’y révèlent, qu’il serait intéressant de connaître ici.

D’autre part je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire prédominer en France et de propager à l’étranger toute musique française, quelle qu’en soit la valeur.

Vous voyez, Messieurs, que sur bien des points mon opinion est assez différente de la vôtre pour ne pas me permettre l’honneur de figurer parmi vous.

J’espère néanmoins continuer à « faire acte de Français » et à me « compter parmi eux qui voudront se souvenir ».

Veuillez croire, Messieurs, à l’expression de mes sentiments distingués.

Maurice Ravel

Maurice Ravel, 7 juin 1916 : Lettre au comité de la Ligue pour la défense de la musique française, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, magasin de la Réserve, Nla 36 (01).

Caractéristiques du document : lettre autographe.

Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb39618874j

Manat Marcel, 1986 : Maurice Ravel, Paris : Fayard.

Ravel Maurice, 1989 : Lettres, écrits, entretiens, Paris : Flammarion. Présenté et annoté par Arbie Orenstein.

Notes

[1]Michel Duchesneau, 1997 : L’avant-garde musicale et ses sociétés à Paris de 1871 à 1939, Sprimont : éd. Mardaga, p. 65-66 et 80-84.

[2]1851-1931.

[3]1835-1921.

[4]Notice de la Ligue nationale pour la défense de la musique française, reproduite dans Maurice Ravel, 1989 : Lettres, écrits, entretiens, Paris : Flammarion. Apparat critique realisé par Arbie Orenstein., p. 527-528.

[5]Arnold Schoenberg (1874-1951).

[6]Béla Bartók (1881-1945).

[7]Zoltán Kodály (1882-1967).

[8]1864-1949