Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre

Projets pour l’après-guerre

Né en 1895, Marcel Reynal fait ses études au Conservatoire de Paris où il obtient un premier prix de violon en 1914 (classe de Rémy[1]). Après son incorporation en 1915, il effectue 30 mois dans un régiment d’infanterie. Médaillé de la Croix de guerre, il passe à sa demande dans l’aviation et est breveté pilote à l’école de Châteauroux. Après la guerre, il poursuit une carrière importante de virtuose. Il devient professeur de violon au Conservatoire de Paris où il forme une importante génération de violonistes français.

Avant de répondre véritablement à la question « quels sont vos projets pour l’après-guerre ? », Marcel Reynal se livre à une critique des « embusqués », ces mobilisés qui ont obtenu un poste privilégié. On pourra remarquer que Marcel Reynal peut apparaître aux yeux des autres soldats, à la fin de la guerre, un « embusqué », puisqu’il a obtenu s’éloigner et de changer d’arme, l’aviation, bénéficiant de mois de formation. Dans l’esprit de ce dernier, son embusquage lui apparaît probablement légitime, ayant effectué une longue période au front.

[1]Guillaume Antoine Roemy, dit Rémy, né en 1865, professeur de violon au Conservatoire de Paris entre 1894 et 1929.

Vendredi 29 Novembre 1918

Ma chère Camarade.

J’ai été très heureux de recevoir votre longue lettre, je tiens avant tout à vous remercier bien vivement pour la bonne pensée que vous avez pour nous. Et avant de répondre à vos questions, je voudrais vous demander une chose, toujours la même vous allez dire, mais c’est que je l’ai sur le cœur plus que jamais maintenant que cette guerre est terminée.

Voilà, le Comité[1] se souviendra-t-il de ceux qui ont fait la guerre ? fera-t-il une différence entre les poilus et ceux qui grands, gros et gras auxiliaires ou réformés je ne sais de pas quelle loi se sont pavanés à l’intérieur osant donner des concerts, même dans des hôpitaux de blessés et qui ont le bonheur de travailler comme auparavant ? cela je voudrais le savoir car les bonnes places ce sont eux qui les ont . . . . . . . .

Quels sont mes projets, mes désirs ?

En sortant de cette grande école j’ai toujours eu l’idée d’entrer à cette admirable société des concerts du conservatoire[2] et d’obtenir une place de professeur dans un conservatoire d’une de nos grandes villes. Pourquoi ? parce que j’ai l’ambition de ressortir un peu et d’arriver par mon travail à la hauteur des grands maîtres.

Je ne suis pas de ceux qui croient que le diplôme de 1er prix suffit pour être un artiste ; non, il faut encore des années de travail et je pensais que quelques années d’isolement me permettraient de bûcher ferme afin de pouvoir ensuite me livrer au public avec le maximum de chances pour réussir. Et maintenant la tâche sera double ; qu’allons-nous faire en attendant les concours de toutes ces places ; des musiciens il y en a partout, on a bien su se passer de nous, alors ? Enfin j’ai confiance, je sais que vous ma chère Camarade savez nous comprendre et que vous ferez de votre mieux pour nous être utile aussi je vous adresse mes remerciements à l’avance, et , veuillez croire à l’expression de mes sentiments très dévoués.

Sincère amitié

Marcel Reynal

Pilote aviateur Ecole de Châteauroux Indre –

Ci-joint une petite fiche avec tous les renseignements demandés.

[1]Le Comité franco-américain, en charge de la publication de la Gazette des classes du Conservatoire.

[2]Ancêtre de l’Orchestre de Paris, créée en 1828.

Marcel Reynal, 29 novembre 1918 : Lettre à Nadia Boulanger, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (5), folio 192.

Caractéristiques du document : lettre manuscrite autographe.

Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb396008047

Audoin-Rouzeau Stéphane, Prochasson Christophe, 2008 : Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après-1918, Paris : Tallandier.

Ridel Charles, 2016 : « L’embusquage : endurer ou refuser ? », in Beaupré Nicolas, Jones Heather, Rasmussen Anne (dir.), 2015 : Dans la guerre 1914-1918. Accepter, endurer, refuser, Paris : Les Belles Lettres.

Tison Stéphane, 2011 : Comment sortir de la guerre ? Deuil, mémoire et traumatisme (1870-1940), Rennes : Presses universitaires de Rennes.