Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre

Le témoignage reconstitué

Rédigé à l’occasion du décès de Philippe Gaubert en 1941, cet hommage apporte des éléments intimes de la vie au front. Toutefois, il est essentiel de prendre en compte le contexte d’écriture pour saisir toute la dimension de ce témoignage. Écrit près de trente ans après les faits, nous devons nous poser la question de son exactitude et de sa part de vérité. En effet, si les images semblent encore vives, ce témoignage est bien de l’ordre du souvenir, de la reconstitution. Le discours sert un but : la glorification du mort, servi par des images poétisées : les « salves d’artillerie qui déchir[ent] les brouillards », les « fusées éclairantes, mêlées au réseau des étoiles »… Le brancardier-musicien, celui qui porte le « flambeau de la beauté », est présenté ici comme un phare de l’humanité ; celui qui, bien qu’humain, aurait permis la victoire de la civilisation (symbolisée ici par Beethoven et Wagner – nous sommes en 1941).

La dernière soirée de Philippe Gaubert

Extrait

C’était pendant l’hiver de 1914, à l’est de Verdun, dans le petit village de Ville-en-Woëvre. Philippe Gaubert était brancardier dans un régiment d’infanterie. J’étais maréchal des logis d’artillerie dans le même secteur.

Et naquit alors, sous le signe de la musique et de la guerre, une amitié fraternelle qui garda toujours, malgré les incidences de la vie, son parfum de jeunesse.

Gaubert avait, dans sa capote de fantassin, la petite flûte avec laquelle, à l’âge de quinze ans, il avait remporté son premier prix du Conservatoire. Dans le château de Ville-en-Woëvre, aux croisées béantes, aux ailes déchiquetées par les obus, un cénacle de musiciens avait installé une salle de concert, et là, à quelques centaines de mètres des tranchées ennemies, on entendait du Beethoven et du Wagner, et Philippe Gaubert, accompagné au piano par Jacques Bousquet, jouait un prélude de Jean-Sébastien Bach. Et sous les fusées éclairantes, mêlées au réseau des étoiles d’hiver, la douce cantilène montait comme une promesse d’espoir…

Gaubert, qui était aussi prix de Rome[1], travaillait dans la journée à des compositions musicales, quand ses fonctions de brancardier lui laissaient quelque trêve.

J’étais parmi ses auditeurs les plus admiratifs, les plus fidèles. Il me montrait ses premiers jets. Je le revois encore, mon cher Philippe, sous sa belle chevelure en broussaille, avec son pur profil de Romain, déchiffrant et chantant au piano un poème d’Henri de Régnier[2], tiré des « Médailles d’argile[3] ».

Ainsi, le tonnerre des Eparges[4] ou les salves d’artillerie qui déchiraient les brouillards de la Meuse n’empêchaient pas la poésie et la musique de communier dans une humble chambre du front, où des mains boueuses de soldats préservaient le flambeau de la beauté.

[1]Philippe Gaubert avait obtenu le second Grand prix de Rome en 1905.

[2]Henri de Régnier (1864-1936), écrivain et poète français.

[3]Recueil de poèmes publiés en 1900.

[4]Les Éparges forment un crête dans la Meuse, théâtre d’intenses combats notamment entre février et avril 1915 (bataille des Éparges).

Théophile Briant, 18 juillet 1941 : « La dernière soirée de Philippe Gaubert » (extrait), in : Paris-midi, Paris, 18 juillet 1941, Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle, 8 RSUPP 724, f. 11-12 [en ligne].

Caractéristiques du document : article de journal découpé.

Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb42650612g