Paris-Manchester 1918
Conservatoires en temps de guerre

Résister à la brutalisation des esprits

La guerre, ses violences, « brutalisent » les hommes : privés de tout, côtoyant la mort en permanence, ces derniers deviennent peu à peu tels des animaux. Pour tenter de garder leur part d’humanité, les soldats renouent avec ce qui fait leur culture d’avant-guerre : les textes, les musiques sont autant d’« éléments de civilisation » qui permettent de ne pas sombrer dans la folie de la violence. Les textes classiques (souvenirs d’une éducation scolaire ?), la peinture et bien sûr la musique constituent ces éléments de civilisation. Au milieu des deux français contemporains que sont Debussy et Ravel, on notera la présence de Beethoven, l’un des premiers compositeurs germaniques à être rejoué depuis le début du conflit. Le témoignage, ici, fait l’effet d’une mise au point, d’une occasion de renouer avec la civilisation. Il a une fonction mémorielle, qui invite à la mélancolie.

17 Mai[1].

. . . . . . . . . . . . Eh ! oui, je lis, le plus possible – songez que nous menons une vie animale – que deviendrais-je si je ne nourrissais pas mon esprit ? Nous n’avons pour ainsi dire presque jamais de repos moral puisque nous sommes bombardés tous les jours et toutes les nuits sans exception ; nous vivons parfaitement avec l’idée que nous pouvons être écrabouillés d’un moment à l’autre . . . . . Je médite la belle pensée d’Horace : « Imagine-toi que chaque jour est le dernier qui luit pour toi ; tu recevras avec reconnaissance le jour que tu n’espérais plus[2] ».

Quand je le puis, je travaille – L’an dernier, dans un village en ruines, j’ai fait le poème que Pierné[3] a conduit superbement chez Gaveau en Février dernier – J’ai écrit depuis quelques poèmes pour chant et piano et une suite pour flûte, violoncelle et piano[4] – J’ai quelques bons compagnons musicaux avec moi en format de poche – les quatuors de Beethoven, celui de Debussy[5], Ravel[6] . . . . Quelle joie de lire ces belles choses . . . . . . Vous me demandez si je regarde en arrière ? non, j’ai de trop beaux souvenirs et il me serait douloureux de les évoquer – regarder en avant, faire des projets ? pourquoi ? reviendrai-je de cette tourmente ? vous le voyez, je vis au jour le jour – Horace a raison – je suis heureux . . . . . . . Et vous, à Rome[7], que faites-vous ? La villa doit être bien triste . . . . . . . . . . Mais vous avez les admirables toiles des musées, le beau panorama, l’atmosphère d’art qui se dégage de cette ville merveilleuse que je ne connais pas hélas ! De l’Italie, je ne connais que Venise et Milan et la Brera[8] et l’Académie des Beaux-Arts sont parmi les plus purs souvenirs d’art que j’aie . . . . . . . . . Cette lettre vous paraîtra peut-être un peu mélancolique mais dites-vous que mon moral est excellent et que je suis heureux et fier d’être ici . . . . . . . . . . . .

[1]1916.

[2]Horace (65 av. J-C.-8 av. J-C.), Épîtres, livre I, épître 4.

[3]Gabriel Pierné (1863-1937), organiste, compositeur et chef d’orchestre.

[4]Cette suite deviendra les Trois aquarelles pour flûte (ou violon), violoncelle et piano, éditées en 1921.

[5]Claude Debussy (1860-1918).

[6]Maurice Ravel (1875-1937), également mobilisé en mai 1916.

[7]Nadia et Lili Boulanger, en ce printemps 1916, se trouvent à Rome, espérant profiter du climat plus doux afin d’alléger les souffrances de Lili et de l’éloigner temporairement de la guerre.

[8]La pinacothèque de Brera, à Milan.

Philippe Gaubert, 17 mai 1916 : Lettre au Comité franco-américain, in : Gazette des classes du Conservatoire, no 3, Paris, octobre 1916, Bibliothèque nationale de France, département de la musique, Rés Vm Dos 88 (1), p. 17-18 [en ligne].

Caractéristiques du document : document ronéotypé à l’encre violette, 21×27 cm.

Catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43639008g